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La question laïque

Spécificités historiques françaises : l'Héritage que nous revendiquons

A propos de la révolution française

La question de la laïcité ne peut s'appréhender sans tenir compte de l'histoire spécifique des luttes de classes dans ce pays [1]. Ainsi que le remarque Engels, dans son Socialisme utopique et socialisme scientifique :

La Révolution française (...) poussa la lutte jusqu'à l'anéantissement de l'un des combattants, l'aristocratie, et jusqu'au complet triomphe de l'autre, la bourgeoisie. En Angleterre, la continuité des institutions pré révolutionnaires et post révolutionnaires et le compromis entre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes trouvèrent leur expression dans la continuité des précédents juridiques et dans le maintien religieux des formes féodales de la loi. La Révolution française opéra une rupture complète avec les traditions du passé, elle balaya les derniers vestiges du féodalisme (...)

Jusqu'à 1789, tout reposait en France sur l’union organique de la religion catholique et de la monarchie. Le clergé était le premier ordre dans le royaume et avait des privilèges exceptionnels ainsi que des fonctions sociales reconnues : assistance aux pauvres et aux malades, exercice du culte, etc. Il avait aussi le monopole de l’éducation, contrôlait les universités, les écoles et les livres.

Nécessairement, donc, la « rupture complète » évoquée par Engels, passait par une remise en cause de fond en comble des privilèges dont bénéficiait l’Église. On peut tracer quelques étape de cet affrontement :

France, Alllemagne, Angleterre...

Indiscutablement, donc, la tradition politique de la révolution française inclut une dimension anti-cléricale et anti-catholique, qu'on ne retrouve pas avec une telle intensité dans les autres processus équivalents. En Angleterre, notamment, la bourgeoisie trouvera vite un compromis avc le clergé local (indépendant du Vatican). C'est dans cette tradition politique que s'inscrivent notamment l'anticléricalisme bourgeois et la franc-maçonnerie, donc le radicalisme bourgeois de la III° République.

Autre aspect. Dans un important article de la Nouvelle Gazette Rhénane (1848), Marx fait le constat suivant, relativement à la bourgeoisie allemande, prise en tenaille entre la monarchie et la classe ouvrière :

La bourgeoisie prussienne n'était pas la bourgeoisie française de 1789, la classe qui, face aux représentants de l'ancienne société, de la royauté et de la noblesse, incarnait à elle seule toute la société moderne. Elle était déchue au rang d'une sorte de caste, aussi hostile à la Couronne qu'au peuple, (...) indécise face à chacun de ses adversaires pris séparément parce qu'elle les voyait toujours tous les deux devant ou derrière elle; encline dès l'abord à trahir le peuple et à tenter des compromis avec le représentant couronné de l'ancienne société (...); [2]

Contrairement à l'Allemagne et d'autres pays européens, la bourgeoisie française fit sa révolution alors que le prolétariat était inexistant sur la scène politique. Elle avait les coudées franches, ce qui explique qu'elle se soit montrée radicale comme nulle part ailleurs dans sa lutte contre l'ancien régime, aussi peu disposée au compromis avec les forces monarchistes.

C'est dans ce contexte spécifique que s'inscrit le combat très particulier mené par la bourgeoisie française contre le cléricalisme. On sait en effet que le régime républicain ne fut stabilisé qu'à la fin du XIX° siècle et que cela impliqua un combat féroce contre l’Église catholique et les monarchistes.

Après la révolution

Sous le I° empire, on assiste à un recul sur ce terrain comme sur tant d'autres. En 1802, est promulgué le régime des cultes reconnus (concordat), qui restera en place jusqu'en 1905.

L'important est que l’Église redevient une institution d’État – la religion est reconnue d'utilité publique, jouissant donc d'un budget et ayant la mainmise sur l'enseignement primaire et secondaire.

Après la chute de l'Empire, la réaction se déploie sur tous le terrains : interdiction du divorce, le sacrilège devient passible de la peine de mort, et surtout, l'essentiel de l'enseignement (primaire, secondaire) est laissé aux congrégations (loi Guizot, 1833). Puis ce sera la loi Falloux, qui renforce la mainmise cléricale sur l'Enseignement.

Face à la réaction, la bourgeoisie républicaine résiste et réclame avec de plus en plus de force une séparation effective de l’Église et de l’État. Lors du vote de la loi Falloux V. Hugo prononce un vibrant discours en faveur de la Séparation :

(...) je veux l'État laïque, purement laïque, exclusivement laïque. (...)
Je veux, dis-je la liberté de l'enseignement sous la surveillance de l'État, et je n'admets, pour personnifier l'État dans cette surveillance si délicate et si difficile qui exige le concours de toutes les forces vives du pays, que des hommes appartenant sans doute aux carrières les plus graves mais n'ayant aucun intérêt, soit de conscience, soit de politique, distinct de l'unité nationale.
C'est vous dire que je n'introduis, soit dans le conseil supérieur de surveillance, soit dans les conseils secondaires, ni évêques ni délégués d'évêques. J'entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l'Église et de l'État, qui était la sagesse de nos pères, et cela dans l'intérêt de l'Église comme dans l'intérêt de l'État. [3]

Durant ces années, dans une large mesure, l’affrontement entre la bourgeoisie démocrate et les forces monarchistes se cristallise sur le terrain de la nature laïque ou pas de l’État, de ses rapports avec le clergé – donc de la question scolaire. L’Église jouait alors le rôle d’État-major de la réaction en Europe - elle était donc d'autant plus attachée à effacer les acquis de 1789, de la révolution bourgeoise la plus radicale qui ait eu lieu.

Émergence du prolétariat et du socialisme

Ces années sont aussi celles de la révolution industrielles, et celles où apparait le prolétariat moderne. Dès 1848, cette classe devenue en partie « pour soi », émerge comme acteur indépendant sur la scène de l'Histoire. Le mot « socialisme » apparait dans le vocabulaire politique.

Pas par hasard, c'est quelques mois avant les troubles qu'est publié le Manifeste communiste qui définit ainsi les tâches des communistes :

Ils combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière; mais dans le mouvement présent, ils défendent et représentent en même temps l'avenir du mouvement. En France, les communistes se rallient au Parti démocrate-socialiste contre la bourgeoisie conservatrice et radicale, tout en se réservant le droit de critiquer les phrases et les illusions léguées par la tradition révolutionnaire. (...)
En Allemagne, le Parti communiste lutte d'accord avec la bourgeoisie, toutes les fois que la bourgeoisie agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété foncière féodale et la petite bourgeoisie.

Ceci étant, à ce stade, le prolétariat n'est pas en mesure de postuler directement au pouvoir. Ainsi que le remarque M. Löwy [4] la tactique socialiste est de se situer à l'extrême gauche du camp démocratique, de pousser à l'extrême les revendications démocratiques de la bourgeoisie montante, de défendre les revendications propres au prolétariat (salaire minimum...).

La défaite de 1848 va d'ailleurs obliger Marx à en tirer les bilans politiques. On a vu plus haut que celui-ci considérait que la bourgeoisie démocrate était « encline dès l'abord à trahir le peuple et à tenter des compromis avec le représentant couronné de l'ancienne société ». Dès lors, on comprendra aisément que soit affirmée la nécessité d'une pleine indépendance du mouvement ouvrier vis-à-vis des démocrates :

(...) à aucun moment, il ne néglige d'éveiller chez les ouvriers une conscience claire et nette de l'antagonisme violent qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que, l'heure venue, les ouvriers allemands sachent convertir les conditions politiques et sociales, créées par le régime bourgeois, en autant d'armes contre la bourgeoisie, afin que, sitôt détruites les classes réactionnaires de l'Allemagne, la lutte puisse s'engager contre la bourgeoisie elle-même [5].

De la Commune aux lois Ferry

Comme on s'en doute la revendication d'une séparation nette de l’Église et de l’État fut reprise par la Commune. Ainsi le décret du 2 avril 1871 voté à l’unanimité, établit la laïcisation complète de l’État stipule dans son article 1 que « l’église est séparée de l’État » et dans son article 2 que « le budget des cultes est supprimé ».

Il n'est pas inutile de noter que ces mesures furent prises au nom de ce que « le clergé a été le complice des crimes de la monarchie contre la liberté »...

Ultérieurement, les guesdistes (les marxistes français) reprendront le même type de revendications dans leur programme. Idem pour les marxistes allemands, dont le programme (Eisenach) se prononçait aussi explicitement pour la séparation de l'Église et de l'État, de l'École et de l’Église (§5).

Or après 1871, l'agitation monarchiste et cléricale reprend de plus belle : une tentative de restauration de la royauté eut encore lieu en 1873, Mac-Mahon tente un coup d'Etat en 1877.

Mais ayant les mains relativement libres sur sa gauche après la saignée ouvrière consécutive à la Commune et désormais assurée d'un large soutien paysan, la bourgeoisie républicaine fait front et stabilise la III° République. C'est dans ce contexte que le politicien bourgeois Gambetta lance son fameux « le cléricalisme voilà l'ennemi ! » (1877), après avoir élaboré son programme de Belleville (1869), républicain et anticlérical.

Première concrétisation importante du mouvement en cours, les lois Ferry :

Comme l'écrit Ferry lui-même, l'objectif de la république bourgeoisie est bien de reprendre l'Enseignement aux cléricaux :

La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d'une part, elle met en dehors du programme obligatoire l'enseignement de tout dogme particulier ; d'autre part, elle y place au premier rang l'enseignement moral et civique. L'instruction religieuse appartient aux familles et à l'Église, l'instruction morale à l'école. Le législateur n'a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l'école de l'Église, d'assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l'aveu de tous.

Encore faut-il ajouter que le camp républicain mena une véritable guerre à l’Église sur tous les terrains : laïcisation des hôpitaux, de l'armée, etc.

Bien évidemment, Ferry demeure ce qu'il était : un républicain bourgeois servant sa classe. Jamais ces lois n'auraient existé sans le besoin pour la bourgeoisie d'élever le niveau de qualification de la main d’œuvre disponible.

Ainsi le système scolaire envisagé était dual et ségréguait soigneusement enfants du peuple et de la bourgeoisie (la gratuité de l'Enseignement était limitée à l'Enseignement primaire ). De même, la notion de « sphère familiale » où l'on pourrait abrutir l'enfant à coup de bondieuseries est du ressort de la sacralisation bourgeoise de la famille. On pourrait aussi mentionner l'interdiction faite aux instituteurs de s'organiser...

Il n'en demeure pas moins que le système – unique en Europe – de laïcité à la française est un point d'appui pour tous ceux qui combattent le cléricalisme, une arme idéologique traditionnelle de la réaction.

Il faut d'ailleurs se féliciter de l'attachement des enseignants à ces acquis, malgré les sarcasmes qu'on entend trop souvent au NPA à ce sujet. A ce propos, D. Bensaïd se trompait évidemment, lorsqu'il écrivait [6] :

L'idée laïque a sans doute sa source dans l'élan révolutionnaire, mais son institutionnalisation sous Jules Ferry instaurait une nouvelle religiosité positiviste d’État.

Non que ce soit faux en soi (la bourgeoisie impose évidemment ses valeurs à la société). Mais l'essentiel, c'est qu'en voulant asseoir son pouvoir, la bourgeoisie démocrate se voyait forcée de combattre la réaction cléricale-monarchiste. A l'évidence, le mouvement ouvrier ne pouvait être indifférent à de tels processus. C'est d'ailleurs pourquoi Engels se félicitait des lois Ferry et refusait de traiter les radicaux de « masse réactionnaire » :

Est-ce que les républicains bourgeois qui en 1871-1878 ont définitivement vaincu la monarchie et la tutelle du clergé, (...) qui ont institué l'instruction primaire obligatoire, fait de l'instruction le bien de tous et l'ont hissé à une telle hauteur que nous pourrions en prendre de la graine ici en Allemagne, est qu'ils ont agi comme une masse réactionnaire ? [7]

1905 : séparation de l’Église et de l’État

C'est en 1894 qu'éclate l'affaire Dreyfus qui cristallise un nouvel affrontement de première ampleur entre les forces réactionnaires et républicaines.

Côté républicain bourgeois, tout ceci se solde par une certaine radicalisation et l'arrivée d'E. Combes (radical et fortement anticlérical) à Matignon. Sa mise en œuvre de la loi sur les congrégations religieuses (1901) aboutit à la fermeture de plus de 2500 écoles confessionnelles. Puis ce sera la rupture avec le Vatican.

Enfin, il y aura la loi de 1905, relative à la séparation de l’Église et de l’État. Fondamentalement, cette loi consacre la domination de la bourgeoisie sur la société et scelle la défaite définitive du camp monarchiste-clérical. Partaiquement, elle liquide le concordat qui existait de puis 1802 :

Article I : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes [...] »
Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte [...] »

Certes, cette loi est une loi de compromis entre républicains et socialistes de diverses obédiences – l'aile gauche socialiste, notamment, voulait aller plus loin. Ainsi, l'idée d'interdire le port de la soutane dans un lieu public fut rejetée. Il n'en demeure pas moins que cette loi est caractéristique de la radicalité de l'affrontement anti-religieux en France. Alors que sous une forme ou une autre chaque pays subventionnait les cultes, la bourgeoisie française décidait de rompre à la hache avec l’Église (article 2).

Au final, cette loi eut pour conséquence d'affaiblir grandement l’Église : le nombre d'ordinations de prêtres chuta de 1 733 en 1901 à 704 en 1914, par exemple, le nombre d'écoles religieuses chute radicalement. C'est pour nous, marxistes, un acquis.

La V° République contre l’École laïque [8]

Le tournant du XX° siècle, c'est aussi pour ce qui nous concerne le passage à l'impérialisme, l'époque de « la réaction sur toute la ligne » et de « la révolution socialiste internationale » (Lénine). En ce qui concerne la bourgeoisie française, après 1905, elle a désormais assuré sa domination sans partage sur le pays. L'affrontement avec les forces obscurantistes s'est conclu à son bénéfice et l'objectif est désormais pour elle de se les subordonner.

En France, la bourgeoisie multiplie donc les signes visant à arriver à une pacification de ses relations avec le clergé. Après 1918, les relations sont rétablies avec le Vatican, le statut concordataire est maintenu en Alsace-Lorraine (les prêtres y sont d'ailleurs payés par l’État encore aujourd'hui), etc.

Mais l'essentiel va se jouer après l'avènement de la V° République et l'arrivée au pouvoir de De Gaulle (1958). Comme Thiers, le vieux bonaparte sait que « un curé c'est cinquante gendarmes ». On ne sera donc pas surpris de son attachement à la Sainte Église :

l’élément décisif pour moi, c’est que Clovis fut le premier roi à être baptisé Chrétien. Mon pays est un pays chrétien et je commence à compter l’histoire de France à partir de l’accession d’un roi chrétien qui porte le nom des Francs.

Au-delà de ces considérations idéologiques, l'enjeu était évidemment de mettre en place un système alternatif à celui de l’Éducation Nationale, avec les diverses garanties qui y sont cristallisées : programme nationaux, statut des enseignants, etc. La question scolaire allait ainsi devenir l'un des grands points de fixation de la lutte contre le régime gaulliste, jusqu'en 1984.

Les lois Debré (Déc. 1959)...

Dès Décembre1959 l'offensive contre l'Enseignement public débute. La loi Debré instaure un système de contrats entre l'État et les écoles privées, censées être dotées d'un « caractère propre » (clérical).

Là où existait un « besoin reconnu », un contrat d'association serait établi avec ds établissements privés. En contre-partie d'un financement public, les programmes du privé doivent être les mêmes que dans l'enseignement public, l'inspection serait obligatoire et les enseignants seraient rémunérés par l'État.

Les établissements privés sortant de ce cadre ne furent pas non plus oubliés. Pour ceux-ci, on imagina un « contrat simple » : seul le traitement des enseignants était pris en charge, pour 9 ans. Mais il était prévu que les collectivités locales puissent subventionner ces institutions [9].

La remise en cause de la loi de 1905 est donc nette et claire, tout autant que l'intention de « rapprocher » l'enseignement privé (essentiellement catholique) du système public. La voie était ouverte au démantèlement-privatisation.

... Pompidou (1971), Guermeur (1977)...

En juin 1971, la loi Pompidou complète ce dispositif dans le sens des exigences cléricales. Une loi reconnait au privé le droit non seulement à la complémentarité (le fameux « besoin reconnu »), mais aussi à la concurrence avec les établissements publics.

Enfin en 1977, ce sera la loi Guermeur permettant la prise en charge de la formation des enseignants du privé. Ceux-ci sont désormais formés par l’État, en plus d’être rémunérés par lui. En outre, la loi obligeait les communes à financer la scolarité des enfants que les parents avaient choisi d’inscrire à l’école privée de leur ville.

A ceci s'ajoutent toutes les mesures de moindre ampleurs systématiquement orientées vers la satisfaction des intérêts du privé.

Au final, en moins de 20 ans, les différents gouvernements gaullistes avaient donc bâti un dispositif alternatif à l'Enseignement public, mais largement financé sur fonds publics. L'architecture du démantèlement était en place.

Cléricalisme, libéralisme

La bourgeoisie s'intéresse bien plus à ses avoirs d'ici-bas qu'à sa vie spirituelle. La guerre contre l'Enseignement public initiée en 1959 ne peut s'expliquer exclusivement par l'idéologie.

Plus prosaïquement, pour la bourgeoisie française, il n'y a pas de politique de « réduction des dépenses publiques » qui puisse ignorer l'enseignement public.

En fait, dès 1971, Olivier Giscard d'Estaing, député « Républicain indépendant » et rapporteur de la loi Pompidou, publiait un ouvrage titré « Éducation et civilisation. Pour une révolution libérale de l'Enseignement » où il énonçait un certain nombre de propositions ensuite reprises par d'innombrables politiciens réactionnaires :

Le premier changement vise à remettre en cause le rôle de l’État et son monopole de fait. Il faut réaffirmer l'importance de la famille , des religions, des régions, des professions, et leur donner la possibilité d’accompagner pas à pas, au niveau de l'établissement, tout le déroulement de l'éducation et de l'enseignement. L’État définit des normes minimales, offre son contrôle et se substitue aux insuffisances [10].

Bref, l'objectif est de démanteler l’Éducation Nationale pour aboutir à un système « à l'américaine ».

Au fil du temps, les passerelles entre l'Enseignement confessionnel (95 % du privé) et les divers groupes de pression de droites – partis, clubs... - se sont développés. C'est d'autant plus le cas que la sécularisation de la société aboutit à un crise de vocation du sacerdoce, et que partout dans les structures de l'enseignement privé, les prêtres ont été remplacés par des laïcs.

En clair, le combat pour « la laïque » et celui pour la défense de l'Enseignement public se conjuguent à partir des années 60.

Une tradition politique

La question scolaire est donc l'un des aspects décisif de l'affrontement séculaire entre Travail et Capital dans ce pays. Elle est inséparable de l'existence du syndicalisme enseignant dont on sait l'importance.

Certes, au fur et à mesure de son intégration à la société bourgeoise l'ardeur anti-cléricale du mouvement ouvrier s'est largement émoussée. Ainsi dès 1936, la direction du PC pratiqua la politique dite de « la main tendue » aux catholiques. Les militants furent priés de relativiser leur hostilité envers les cléricaux.

Mais à partir de 1959, on put mesurer la puissance persistante de cette tradition politique. L'adoption de cette loi aboutit à une manifestation de 300 000 personnes qui adoptèrent le serment de Vincennes (juin 1960), exigeant l'abrogation de la loi Debré et que « l’effort scolaire de la République soit uniquement réservé à l’École de la Nation ».

A partir de ces années la puissante Fédération de l’Éducation Nationale constitue un Comité National d'Action Laïque. Celui-ci adoptera rapidement comme objectif l'abrogation de la loi Debré et la mise en place d'un Service Public Unifié et Laïque de l’Éducation Nationale. Le candidat Miterrand reprit à son compte cet objectif dans ses fameuses « 110 propositions » de 1981.

1984 : le tournant

En mai 1981, Fr. Mitterrand est élu à la présidence de la République, une majorité parlementaire du PCF et du PS est élue dans la foulée, puis le gouvernement Mauroy est constitué.

Dès la fin 1981, Mauroy multiplie les signaux indiquant son manque d'enthousiasme à abroger la loi Debré. Le projet Savary, sous-tendu par le principe de la défense d'une « laïcité ouverte » est rendu public en 1982.

L'idée est de permettre « l'insertion du secteur privé au sein du service public d'enseignement »,à partir de la transformation des écoles libres en EIP (établissements d'intérêt public). Ce projet abandonnait en fait le principe toujours défendu à gauche depuis 1879 : « à école publique, fonds publics ; à école privée, fonds privés ».

Mais même ces EIP étaient de trop pour la réaction. Lorsqu'en mai 1984, Mauroy soumet enfin son projet à l'Assemblée, il se heure à une mobilisation de fond de l’Église et des partis de droite. Le 24 juin, une manifestation monstre à lieu à Versailles – un million de participants !

La gauche et le camp laïque restèrent l'arme au pied, démoralisés par la politique de Mitterrand et Mauroy. Un mois plus tard, ce dernier démissionne et le projet est enterré.

Les camps des adversaires de l'Enseignement public venait de remporter une victoire historique.

Depuis 1984 : poursuite de la poussée réactionnaire

Avec la capitulation de 1984, les dirigeants socialistes espéraient gagner la paix scolaire. Il n'en fut évidemment rien. Année après année, le privé bénéficie de mesures qui renforcent sa position au détriment de l'enseignement public.

Il n'est pas utile de tenir la chronologie complète des coups portés depuis lors.

Rappelons simplement qu'en 1992, les accords Lang-Cloupet furent une étape de plus dans la voie de la « réconciliation » entre État et Église (Cloupet était le secrétaire général de l'Enseignement catholique). Comme on s'en doute, ces accords donnaient entière satisfaction aux cléricaux. Mais surtout, ils reconnaissaient « la contribution de l'enseignement privé au système éducatif »...

Et le processus se poursuit. En 2007, récemment élu, Sarkozy se précipite à Rome pour y déclarer que

La laïcité n'a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes. Elle a tenté de la faire. Elle n'aurait pas dû.

Et :

Dans la transmission des valeurs (...) l'instituteur ne remplacera jamais le curé (...)

Dans la foulée, la loi Carle (2009) fait obligation aux municipalités de payer des écoles privées d’autres communes, si leurs résidents ont choisi d’y scolariser leurs enfants. Le député PS Desallangre explique de quoi il est en fait question :

C’est la fin de la sectorisation, car les écoles publiques seront concurrencées par les écoles privées limitrophes. C’est un véritable marché de l’enseignement primaire qui est créé et qui provoquera une concurrence entre les communes alors que nous avons besoin de complémentarité et de dialogue.

Ceci étant, la résistance du monde enseignant au rapprochement avec les cléricaux, au démantèlement, demeure. En 1993, Balladur eut la mauvaise idée de vouloir réviser la loi Falloux : celle-ci limitait les subventions pouvant être accordées à des établissements privés à 10 % de leurs dépenses annuelles. Ceci aboutit à jeter dans les rues près d'un million d'enseignants et de parents...

En guise de conclusion

« Ni croix, ni voile, ni kippa » !

A ce stade de l'exposé, on espère avoir convaincu le lecteur du caractère à la fois central et spécifique de la question laïque dans ce pays, produit d'une histoire particulière à la France. L'histoire de l'Allemagne, notamment, est totalement différente, comme le montre l'échec du kulturkampf bismarckien face au Vatican (d'où d'ailleurs l'impossibilité de faire un parallèle entre les deux pays concernant cette question).

La laïcité stricte des établissements scolaires est un acquis structurant du mouvement ouvrier français. Elle demande à être défendue contre les cléricaux de tous poils. Notamment parce que derrière la question de la laïcité, il y a celle du caractère national et relativement égalitaire du système d'enseignement.

Encore faut-il évoquer les modalités selon lesquelles doit se mener une telle activité.

Démagogie réactionnaire

On sait que depuis quelques mois, les politiciens réactionnaires se sont découverts la fibre laïque. Cette fibre est bien sûr des plus sélectives. Ainsi Copé explique-t-il sans rire être pour l'interdiction du voile dans les lieux publics ... mais favorable au port de la kippa !

Leur « laïcité » n'est que le paravent d'une politique visant à stigmatiser les immigrés provenant de pays de tradition islamique, dans un contexte de montée du FN. Mais il va de soi que Copé, comme Valls ou Le Pen, sont de fervents soutiens des écoles confessionnelles, de leur financement public.

Comme on l'imagine, en retour, cette démagogie (plus que) teintée de racisme ne fait qu'apporter de l'eau au moulin de ceux qui dénoncent les « laïcards ».

La voie de l'indépendance des opprimés

Dans ces conditions, il est évidemment décisif de sortir du faux dilemme dans lequel on cherche à nous enfermer. Les défenseurs d'un enseignement public préservé des pressions religieuses, ne sauraient être assimilés aux démagogues racistes. Il est essentiel de ne rien tolérer sur ce terrain.

C'est pourquoi il faut défendre la nécessité d'abroger la loi de 2011 relative à l'interdiction du port du voile en public. Visant exclusivement une religion, elle a un caractère ségrégationniste évident.

Idem en ce qui concerne l'Université. Le « Haut Conseil à l'Immigration » et Valls réclament l'interdiction du voile dans le supérieur. Pourtant, la loi  Savary (1984) existe déjà : elle autorise l'expression des convictions religieuses à l’intérieur des universités, mais interdit d’exercer des pressions. Les étudiants, les enseignants, avec leurs organisations, ont parfaitement les moyens de défendre le caractère laïc de l'enseignement, en toute indépendance, si besoin est. Personne n'est demandeur d'une nouvelle loi, qui aurait nécessairement un caractère raciste et stigmatisant.

Puissent ces quelques remarques aider à clarifier les termes d'un débat certes difficile.


[1] Voir sur ces questions l'ouvrage de JP Scot : « L’État chez lui, l'Église chez elle ».

[2] K. Marx : Nouvelle Gazette Rhénane, n°150, 15.XII.1848

[3] V. Hugo : Discours contre le projet de loi Falloux, 15 janvier 1850.

[4] M. Löwy : Karl Marx, Friedrich Engels et les révolutions de 1848.

[5] K. Marx : Adresse de la Ligue des communistes (1850)

[6] TEAN revue n°44.

[7] Engels : Lettre à K. Kautsky, 14.X.1891.

[8] Cette partie s'appuie lourdement sur l'important travail de E. Khaldi et M. Fitoussi : Main basse sur l 'École publique. A lire et relire !

[9] A. Prost : Histoire de l’Éducation et de l'Enseignement, T. IV.

[10] Voir Khaldi-Fitoussi, p. 102.

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