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Fort justement, le Manifeste a engagé une campagne en défense du baccalauréat, pour le retrait des réformes et projets de réforme anti-scolaires (ORE, lycées, etc.). Dans ce contexte, il semble utile de souligner le lien entre ces mesures et la politique préconisée voire imposée par Bruxelles. D’où cette contribution.
Clairement, la question de l’Éducation ne fut guère abordée dans les premières phases de la « construction européenne ». Tout change en 2000 avec l’élaboration de la stratégie de Lisbonne, aujourd'hui prolongée par le programme « Horizon 2020 », sur fond de crise capitaliste généralisée, et d'exacerbation de la concurrence internationale.
L'idée centrale de ladite stratégie était de faire de l'économie de l'UE l'« économie de la connaissance » la plus prospère du monde (!) pour « libérer la croissance » : d'où la nécessitéd'un rattrapage européen dans le secteur des nouvelles technologies, quasi-chasse gardée américaine. Il fallait donc aussi « redynamiser » les dispositifs de Recherche, en plein décrochage.
Cette stratégie fut un échec cinglant, mais elle déboucha sur une série de mesures importantes concernant l'Enseignement Supérieur et Recherche :
« (...) la Stratégie de Lisbonne est une stratégie qui conduit à énoncer : « on veut des universités d’excellence, regardons ce qui se fait aux États-Unis. Aux États-Unis, il y a une dizaine de grandes universités de recherche, nous devons aller vers le même système en Europe » [1].
En clair, pour la France, il s'agissait donc de reprendre l'orientation traditionnelle des différents gouvernements qui s’étaient succédés depuis 1968 sans pouvoir la mettre totalement en œuvre. Le vice-président de l'Université de Lyon II précisait d'ailleurs l'enjeu de tout ceci :
« S’appuyer sur quelques grandes universités visibles du monde entier, donner ainsi aux industriels les indications sur la localisation de l’excellence (...). On n’est plus du tout dans la logique française du service public unifié, relativement indifférencié » [2].
Tout ceci converge évidemment avec les plans de la V° république, tels qu'ils ont été combattus par les enseignants et les étudiants depuis 1968 (notamment en 1976 et 1986) :
« Faire de l'Université une entreprise rentable » (…) « éliminer les 2/3 de déchets » [3]
Étant entendu, comme on le verra que tout ceci impliquait d'en finir avec le baccalauréat comme premier grade universitaire.
Dès les années 2000, donc, concernant les universités, la Commission Européenne « invite les États membres à soutenir ou créer des systèmes d’évaluation de la qualité », c'est-à-dire encourage la mise en concurrence des établissements. D'où l'importance prise par les « classements » du type de celui de Shanghai.
Enfin, en 2003, une « consultation » est organisée sur des thèmes tels que « le financement efficace des universités et l’augmentation de l’apport privé », « l’autonomie et le professionnalisme dans les affaires académiques comme dans la gestion », « la meilleure contribution des universités aux besoins locaux et régionaux », etc.
Et c'est effectivement à la mise en place de ces orientations que se sont attelés les gouvernements français, brique après brique.
En conséquence plus ou moins directe de Lisbonne, à partir de 1998, 4 gouvernements de l'Union Européenne (France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie) [4] s'engagent dans la voie de la transformation profonde de leurs universités. L'objectif affiché était de construire un « espace européen de l'Enseignement Supérieur », calqué sur le modèle américain.
Pour les bourgeoisies des États membres de l'UE, le système universitaire existant était coûteux et peu adapté à leurs besoins. « L'éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique » (et non comme un service public) écrivait alors le lobby patronal ERT, ce que la Commission Européenne appliquait. Soit dit en passant, selon cette conception, l’accès à l'Enseignement Supérieur cessait d’être un droit...
Dit autrement, l'idée force de Bologne (et le réforme LMD française), c'est de subordonner étroitement l'Enseignement Supérieur aux exigences capitalistes. Il s'agissait aussi de liquider les services publics « à l'ancienne » au profit d'un système largement privatisé.
Concrètement, avec Bologne, les systèmes universitaires européens sont sommés de se muer en organisme visant à dispenser des compétences, forcément temporaires (d'où l'insistance sur la mise en place de dispositifs d'éducation tout au long de la vie).
Jusque-là, en effet, les systèmes universitaires européens, restaient largement marqués par des traditions « humanistes » remontant au Moyen-Age. C'est en effet à cette époque qu'avait émergé à l'Université le champ disciplinaire des « humanités » (studiae humanitatis). Il s'agissait de dispenser un savoir ne visant pas strictement à acquérir un savoir-faire professionnel mais aussi un bagage culturel fournissant aux enseignés des outils conceptuels permettant d'appréhender le monde et ses évolutions (Philosophie, Sciences sociales, etc.). On remarquera que, 20 ans après Bologne, les disciplines correspondantes sont quasi-toutes marginalisées (Latin-Grec, Philosophie...) ou en crise ouverte [5].
Concernant les enseignants, dans ce système, leur activité première était la Recherche – ce qui les distinguait des enseignants du secondaire – et leur permettait de transmettre un savoir à la pointe des connaissances du moment.
La première concrétisation française du processus de Bologne en question fut la mise en place des ECTS (European Credit Transfer Scale), sous-tendant une conception de la formation comme juxtaposition de compétences disjointes, à l'opposé d'une formation cohérente poussant à la conceptualisation.
La philosophie des ECTS, c'était celle de l'Université-Entreprise et elle menait nécessairement à la disparition des programmes nationaux, remplacés par d'innombrables « parcours personnalisés ». Rappelons aussi que la déclaration de la Sorbonne (lançant le processus de Bologne) prévoyait la mise en place de premiers cycles professionnalisés - l’accès au masters n’étant absolument pas garanti aux titulaires de licences.
Au final, la mise en place du LMD s’avéra être une excellente façon d'avancer vers la mise en place de premiers cycles « secondarisés » (une vieille exigence des capitalistes français contre laquelle le mouvement étudiant avait ferraillé depuis les années 70).
Rappelons que la secondarisation des enseignements de licence mène aussi inéluctablement à la remise en cause du statut d'enseignant-chercheur. Les horaires aménagés de ces enseignants (leur permettant de mener une activité de Recherche) ne se justifient que dans le cadre d'un enseignement universitaire.
Conjointement, au niveau français, une commission dirigée par J.Attali publiait en 2008 un rapport relatif à « la compétitivité des universités françaises ». Celui-ci reprenait à son compte les orientations définies par l'UE à Lisbonne et explicitait la vieille revendication réactionnaire de constitution de « pôles d'excellence ».
Comme on l'a vu, tout ceci était évidemment contradictoire avec l'existence d'un service public national et égalitaire sur tout le territoire, assurant la transmission de savoirs à quiconque dispose du premier grade universitaire, le baccalauréat. Néanmoins, ce rapport alimentera grandement les élaborations menant à la LRU sarkozyste.
La réforme LMD était un coup porté au caractère unifié de l'Enseignement Supérieur. Mais la dislocation du dispositif universitaire était encore à faire. D'où la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (Sarkozy, 2007).
Cette LRU prévoyait principalement que toutes les universités accèdent à l’autonomie budgétaire et de gestion de leurs « ressources humaines » et qu’elles puissent devenir propriétaires de leurs biens immobiliers. Dans le contexte de misère budgétaire qui sévit dans l'Enseignement Supérieur, ceci revenait à pousser les établissements à rechercher des financements propres – bref, un processus de privatisation rampante était lancé. Là encore, la proximité avec le système américain est frappante.
Au final, un système dual se met donc en place avec la LRU. Comme le préconisait la commission Attali, seules quelques « grandes » universités tirent leur épingle du jeu. Partout, les conseils de cogestion mettent en place les fermetures d'options, les bourrages de TD, etc. Inutile de dire que les premières disciplines visées sont celles à vocation « culturelle », qui ne rendent guère « service » au « monde économique »…
Les gouvernements Ayrault-Hollande puis Valls-Hollande, ont encore aggravé la situation, déjà désastreuse, créée par Sarkozy.
Ce fut d'abord la loi Fioraso (2013), dans la foulée de la LRU. Selon cette loi les licences se situaient « dans la continuité des enseignements dispensés dans le second cycle de l’enseignement du second degré ». Concrètement, la pluridisciplinarité, notamment, était encouragée. Pour ses propres besoins politiques, un député UMP, D. Fasquelle, avait parfaitement formulé l'enjeu :
« Une telle affirmation nie la spécificité de l’enseignement universitaire lié par nature à la recherche, ce qui le différencie radicalement de l’enseignement du lycée. ( ...) La licence universitaire ne doit pas être en continuité pédagogique avec le lycée ([…] il y a une différence de nature, donc une rupture entre le lycée et la licence). […] laisser une telle phrase revient à déclarer qu’on veut secondariser les licences universitaires et l’on peut craindre que la présence des universitaires dans les premiers cycles universitaires ne diminue fortement (...) »
Et puis il y eut la mise en place (chaotique) des COMUE (Communauté d'Universités et Établissements). Ces COMUE regroupent les divers établissements (publics ou privés) d'un territoire et sont censés permettre aux établissements de disposer de la « masse critique » leur permettant d'être « compétitifs » au niveau mondial. Il est clair que là encore, c'est un système hautement hiérarchisé qui se met en place, qui finit de dissoudre la notion de service public universitaire assurant l'égalité dans l'accès au savoir.
Il faut aussi mentionner la réforme des Masters, mettant en place un palier de sélection à entre M1 et M2.
Enfin, le 27 avril 2017, l'une des dernières mesures prises par le gouvernement Valls-Hollande fut de publier une circulaire légalisant l'affectation par tirage au sort des bacheliers dans les licences « sous tensions » (Droit, Psychologie, STAPS...). Ceci dans un contexte où se multiplient les « filières sélectives », les filières de Ier cycle auxquelles l'accès est restreint. Sans doute cette circulaire, intenable dans la durée, avait-elle pour but de permettre au gouvernement suivant de s'attaquer au dossier de l'accès des bacheliers à l'Université.
Au final, donc, la politique universitaire des gouvernements Hollande ne fit que poursuivre, aggraver, la politique de démantèlement de l'Université menée auparavant par Sarkozy.
Macron et le duo Blanquer-Vidal (ministre de l'Enseignement Supérieur) arrivent donc au pouvoir alors que, non sans contradictions, « sous l'effet de la compétition internationale, les universités se transforment en de gigantesques entreprises » (ARTE). Parallèlement, la montée de l'Enseignement supérieur privé est indéniable (Informatique, Gestion…).
Mais pour qu'émergent réellement les fameux établissements d'excellence autonomes et privatisés dont rêvent les capitalistes et Bruxelles, ces établissements doivent aussi pouvoir recruter leurs étudiants sans contrainte. La loi relative à « l’orientation et à la réussite des étudiants » votée ces derniers jours devrait le leur permettre. Elle autorise chaque faculté à sélectionner leurs étudiants selon des attendus propres.
Tout ceci revient à dénier à tout bachelier le droit d'accéder à l'enseignement supérieur ainsi que c'est le cas depuis la promulgation de ce diplôme (1806). C'est abandonner le bac comme premier grade universitaire, objectif traditionnel du régime qui n'avait pu jusqu'ici être mis en place. Avec le vote de la loi ORE, tout serait donc en place pour barrer la voie des amphis à des milliers d’étudiants.
Reste le bac, dévalorisé, dont Macron avait déclaré durant la campagne électorale que « sa valeur réelle est bien inférieure à sa valeur symbolique » - tout le monde était prévenu… En pratique, la reforme préparée par Blanquer le viderait d'une grande part de son contenu, le transformerait en simple certificat de fin d'études secondaires – on se dirigerait alors vers l'extinction en douceur à l'image de ce qui fut fait pour le Brevet des collèges.
Les gouvernements successifs ont donc largement mis en place les orientations définies lors du lancement du processus de Bologne. Pourtant, aucun « espace européen de l'Enseignement Supérieur » n'a émergé - les fragiles bourgeoisies d'Europe en sont bien incapables.
Par contre le rôle de l'UE est incontestable concernant la soumission de l’Université aux règles de la concurrence « libre et non faussée » chère aux capitalistes. Certes, ce sont les gouvernements bourgeois de chaque État membre qui ont mené l'offensive contre l'Enseignement Supérieur (en France, mais aussi en Grande-Bretagne, etc.). Ceci étant, l'impact de l'UE dans la définition, l'harmonisation des ces offensives est incontestable.
En ce qui concerne la France, des « réformes » imbriquées mettent peu à peu en place un système largement autonome, dual et ouvert au privé, proche de ce qui existe aux États-Unis [6]. Dans ce pays, la masse des jeunes n'ont accès qu'à un « enseignement » au rabais, pendant que ceux qui le peuvent s'endettent pour des décennies afin de financer leurs études.
Et si la destruction du bac se fait, d'autres coups sont d'ores et déjà dans les tuyaux.
Il y a d'abord la question du statut des enseignants-chercheurs. On l'a vu : la logique de l'autonomie de gestion des personnels est incompatible à la longue avec le maintien du statut actuel des personnels, aussi affaibli soit-il.
Fondamentalement, que les enseignants de premier cycle maintiennent une activité de recherche est un luxe inutile pour les capitalistes français. Inévitablement, à un moment ou un autre, la question de la liquidation de ce qui reste du statut des enseignants-chercheurs reviendra donc sur le devant de la scène. Macron a d'ailleurs déjà posé les jalons de ce nouveau "chantier" en déclarant (mars 2017) vouloir « donner aux universités et aux grandes écoles la liberté de recruter [elles-] mêmes leurs enseignants-chercheurs suivant les standards internationaux (...) » [7].
Enfin et surtout : le désengagement financier de l’État, la crise financière des Universités ne peuvent être durablement résolus sans s'attaquer à la question des droits d'inscription. Certes, Macron et son gouvernement mènent une politique menant à une baisse du nombre d’étudiants. Mais ça ne suffira pas, d'autant plus que durant la campagne présidentielle, le candidat Macron ne s'est engagé qu'à « sanctuariser » les budgets du supérieur, déjà insuffisants et alors que les Universités font face année après année à une croissance du nombre d’étudiants.
L'objectif va donc être de faire payer les étudiants – ce fut une des « réformes » majeures de Cameron en Grande-Bretagne (les droits d'inscription ont littéralement explosé dans ce pays, jusqu'à 10 000 €/an...). Le député macroniste Villani, préconise déjà « un montant standard d'inscription, éventuellement plus élevé qu'aujourd'hui, mais qui resterait raisonnable » - chanson connue...
La question du baccalauréat, n'est donc qu'un maillon d'une offensive bien plus vaste. Elle est d'ailleurs inséparable de l'effroyable réforme du secondaire annoncée par Blanquer en s'appuyant sur le contenu du rapport Mathiot.
Raison de plus, donc, pour ne rien lâcher !
25/02/18
[1] « Le Processus de Bologne : quels enjeux européens ? ». Revue internationale d’Éducation de Sèvres - Sept. 2007.
[2] Ibid.
[3] Fr. de Massot : La grève générale.
[4] 47 États sont désormais partie prenante du processus de Bologne.
[5] Exemple : l'enseignement de Sciences Économiques tiraillé entre défenseurs de l'appartenance de cette discipline aux sciences sociales et tenants d'une approche « technologique » liés aux milieux patronaux.
[6] Voir à ce propos l'excellent reportage d'ARTE : Étudiants, l'avenir à crédit...
[7] Le Monde, 6.VI.2017.
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