Articles mail

"Campisme"...

L'agression russe contre l'Ukraine et les inévitables débats internes au mouvement ouvrier qu'elle occasionne a fait ressurgir le terme de « campisme » . À ce propos, on a pu lire diverses explications, pas toujours justes selon moi.

D'où ce bref billet.

À l'origine de la question

La discussion trouve en fait ses origines dans les conceptions défendues au début des années 50 par M. Pablo, alors secrétaire de la IV° Internationale. En 1951, celui-ci affirme que

«  La réalité sociale objective, pour notre mouvement, est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu'on le veuille ou non, ces deux éléments constituent la réalité objective tout court, car l'écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouvent actuellement dirigées ou influencées par la bureaucratie soviétique [1]. »

Exit la lutte de classes comme facteur premier de « la réalité sociale objective » , et les contradictions internes au « monde stalinien » [2], donc... Où tout ceci menait, on pouvait le comprendre en lisant la brochure que le même Pablo publia un an plus tard :

« La bureaucratie soviétique elle-même, malgré son conservatisme et son caractère contre-révolutionnaire organique, sera obligée de donner une certaine impulsion révolutionnaire aux masses qu'elle contrôle ou influence. Devant le danger qui en ce moment est le danger imminent et principal de se trouver battue par l'impérialisme et d'être détruite ainsi en tant que couche sociale privilégiée qui tire ses avantages et sa puissance des fondements économiques et sociaux actuels de l'U.R.S.S. la bureaucratie soviétique est obligée à sa manière de défendre ces bases. » [3

Si l'appareil du Kremlin pouvait donner « une certaine impulsion révolutionnaire » aux masses, il eut été irresponsable de ne pas l'y encourager. Bref, tout ceci ne pouvait que mener au renoncement au combat contre le stalinisme, à réaligner la IV° Internationale comme aile gauche de l'appareil international du stalinisme.

Ce que confirme un compte-rendu du III° congrès international (1951), où l'on peut lire que

« Pablo rappelle que l'attachement à la défense de l'URSS et de la Chine nous « permet d’être dans le même camp que les forces révolutionnaires mondiales opposées à celles de l'impérialisme » [4].

La IV° Internationale dans le même camp que Mao et Staline... En fait, les thèses pablistes n'étaient que la réfraction de la pression du stalinisme, alors au faîte de sa puissance, sur le mouvement trotskyste.

Réaction dans la IV° Internationale

Il faut avoir en tête que les positions défendues par Pablo remettaient en question de fond en comble les positions défendues par la IV° Internationale jusque-là, y compris après la mort de Trotsky. Ainsi un manifeste de 1946 affirmait-il

« L'oligarchie du Kremlin favorise ainsi les desseins de l'impérialisme contre l'U.R.S.S. elle‑même et en même temps entreprend la tâche de supprimer directement les mouvements indépendants des masses pour leur émancipation, mouvements dont elle partage la haine et la crainte avec les dirigeants capitalistes.
Seule l'action révolutionnaire des masses peut contrecarrer les plans de rapine de l'impérialisme, défendre en étendant le bouleversement social d'octobre 1917 (...) » [5].

À l'époque, il s’agissait donc bien de combattre à la fois l'impérialisme et le stalinisme, « Contre Wall Street et le Kremlin » [6]. On mesure donc l'ampleur du tournant que défendait Pablo.

Tout ceci suscita un tollé dans la IV° Internationale. Sans doute le premier à s'exprimer fut-il M. Bleibtreu, alors dirigeant du Parti Communiste Internationaliste, la section française. Dans son important texte, « Où va le camarade Pablo ? » (1951), il dénonçait une « ébauche de révision sur la nature de la bureaucratie » pour expliquer que

« Le principal danger de l'explication donnée par Pablo (...), c’est qu’elle a pour effet de masquer le caractère organiquement contre-révolutionnaire de la bureaucratie ouvrière de l'URSS » .

Quelques mois plus tard, tout ceci mena à la scission. A cette occasion, la direction du parti américain, le Socialist Workers Party, publia une lettre « aux trotskystes du monde entier » où elle dénonçait le suivisme pabliste vis-à-vis du stalinisme. Notamment, le SWP dénonçait le refus de revendiquer le retrait des troupes russes d'Allemagne de l’Est - elles y avait été envoyées pour mater la révolte des ouvriers allemands (juin 1953).

Ultérieurement, en ce qui concerne la France, l'Organisation Communiste Internationaliste dirigée par P. Lambert reprit à son compté et développa l'essentiel des conceptions défendues par Bleibtreu – voir le Défense du trotskysme I & II de St. Just [7].

2002 : retour sur la question

Quel rapport avec le terme « campiste » me demandera-t-on. Patience, on y arrive, justement.

En 2002, le dirigeant de la Ligue Communiste Révolutionnaire d'alors, D. Bensaïd, a l'occasion de publier un petit livre intitulé « les trotskysmes » et qui présente sa vision de l'histoire de ce mouvement.

On est cinquante ans après l'effondrement de l’Internationale, 4 ans après le décès de Pablo lui-même. Les successeurs des dirigeants trotskystes qui l'avaient soutenu pouvaient donc revenir sur la politique suivie à partir de 1951-53 sans risque de se déchirer à ce propos. L'enjeu immédiat de ces débats s’était largement estompé en ces années où le stalinisme était déjà en loques.

Dans ce bref texte, Bensaïd reconnaissait donc que sur l'essentiel, les critiques des adversaires de Pablo étaient justifiées. Plus précisément, il écrivait que

« l'accusation de « campisme » et de conciliation avec la bureaucratie soviétique »

portée par les contradicteurs de Pablo se justifiait.

C'est la première fois que j'ai pour ma part vu ce mot de « campisme » employé.

Il désigne donc une méthode consistant à partir des « camps » en présence dans une situation donnée (des grandes puissances, donc) au lieu de partir de la lutte des classes fondamentales.

Notamment, le campisme consiste à soutenir tout « camp » s'opposant à l'impérialisme dominant, l’impérialisme US, les fameuses « forces révolutionnaires mondiales opposées à celles de l'impérialisme » chères à Pablo. Avec le temps, ces forces sont devenues très diverses : au-delà des staliniens, on a vu des groupes soutenir le régime Khomeyni, par exemple.

Conclusion : et l'Ukraine ?

L'agression russe contre l'Ukraine entamée le 24 février 2022 a remis la question du campisme à l'ordre du jour.

Pour un marxiste, incontestablement la situation est complexe. En résumé : au nom du nécessaire combat contre l'impérialisme US, peut-on piétiner le droit du peuple ukrainien à disposer de lui-même ? Inversement, le soutien à ce peuple justifierait-il de s'aligner sur l'OTAN, l’Union Européenne et autres organisations impérialistes ?

En tout cas, au nom de la lutte contre l'impérialisme, voire du gouvernement Macron, diverses organisations « trotskystes » se sont engagées dans une politique de complaisance envers la dictature du Kremlin.

On sait que fondamentalement, la guerre actuelle est le produit de la politique de remise en place de la « prison des peuples » par Poutine et son régime (après la Tchétchénie, la Géorgie, la Biélorussie, etc.). Pourtant, niant l'évidence, et les discours de Poutine lui-même, ces groupes présentent l'OTAN et les impérialismes occidentaux comme au moins coresponsables de la guerre [8]. Ce qui revient à minorer les crimes du Kremlin depuis 2014.

D'autres minimisent le poids des crimes du stalinisme en Ukraine, et relaient la propagande du Kremlin présentant le gouvernement Zelinsky comme nazi – là encore contre toute évidence.

Ces organisations mènent aussi campagne contre le droit de l'Ukraine à disposer des armements nécessaires à la défense du pays. Dit autrement, ils militent pour laisser aux troupes de Poutine leur supériorité militaire, dans un contexte où il est avéré que les troupes du Kremlin multiplient les crimes de guerre.

À l'évidence ces organisations n’accordent guère d’attention aux droits du peuple d'Ukraine (et historiquement défendus par la IV° Internationale). La seule chose qui compte est de combattre l'impérialisme US et l’OTAN, le gouvernement Macron, fût-ce au prix d'un alignement plus ou moins explicite sur les menées, la propagande du Kremlin.

Concernant cet aspect de la question, on ne peut que rappeler ce qu'écrivait Trotsky :

« Dans quatre-vingt-dix cas sur cent, les ouvriers mettent bien un signe moins là où la bourgeoisie met un signe plus. Cependant, dans dix cas il sont contraints de mettre le même signe que la bourgeoisie, mais ils le font avec leur propre estampille, exprimant ainsi leur défiance envers la bourgeoisie. La politique du prolétariat ne se déduit pas automatiquement de la politique de la bourgeoisie en mettant le signe contraire(...) ; non, le parti révolutionnaire doit s'orienter chaque fois de façon indépendante » [9]

Appliquer cette méthode au cas de l'Ukraine, ce n’est pas s’opposer à ce qui va dans le sens de la défense de l'Ukraine, bien au contraire ! C'est refuser toute Union Nationale sur ce terrain, ne pas accepter de s'embourber dans le soutien à l’OTAN.

Pour conclure, on comprendra donc que la politique suivie par ces organisations a peu à voir avec les principes de la IV° Internationale. Par contre, l'accusation de « campisme » portée contre elles est parfaitement légitime. Obnubilées par le combat à mener contre l'impérialisme, elles en ont oublié le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et par voie de conséquence leur devoir internationaliste, leur devoir de défense du peuple ukrainien.

Le 5.VIII.2023


[1] M. Pablo : Où allons-nous ? (1951).

[2] Dès 1953, la marche à la révolution politique s'engageait avec les affrontements de Berlin-Est. En 1956, ce fut la révolution hongroise...

[3] M. Pablo : la guerre qui vient (1952).

[4] D. Bensaïd : les trotskysmes (2002).

[5] IV° Internationale : Des révolutions socialistes victorieuses peuvent seules empêcher la troisième guerre mondiale (1946).

[6] Titre d'une brochure de la IV° internationale publiée en 1948.

[7] En revanche, le courant britannique Militant n'a jamais attaché d'importance à tout ceci.

[8] Ceci ne signifie pas que ces impérialismes ignorent l'opportunité que leur a offert le Kremlin pour renforcer leur contrôle sur l'Europe orientale.

[9] Trotsky : Il faut apprendre à penser (20 mai 1938).


Articles mail