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Étant moi-même montreuillois, j’ai été impliqué dans la campagne législative 2024 dans cette circonscription. Il me semble que mon témoignage peut aider à comprendre ce qui s’y est joué, mais aussi à Paris XX°, Marseille, etc.
D’où cette contribution.
On sait que le 9 juin, en vertu des pouvoirs que lui confère la V° République, Macron annonçait la dissolution de l’Assemblée. Des élections législatives auraient lieu le 30 juin et le 7 juillet. Vu le résultat des européennes, le risque de se retrouver avec un gouvernement dominé par le RN 3 semaines plus tard était réel.
Dans ces conditions, je décidais de m’engager dans la campagne, au nom du vote pour les organisations issues du mouvement ouvrier, PCF, PS voire FI.
J’avais d’ailleurs déjà voté FI aux Européennes, essentiellement pour disposer d’une voix se faisant l’écho de la lutte des palestiniens au Parlement de Strasbourg, et malgré mes immenses désaccords avec cette organisation – son fonctionnement caudilliste, sa complaisance envers le régime russe, son communautarisme (on y reviendra).
J’ai donc participé à la réunion montreuilloise de la FI, le 11 juin, en précisant mes motivations et que je n’étais pas sympathisant FI (ce qui ne posa pas de problème particulier, tout se passa cordialement).
Passons sur la discussion politique ; je notais à cette occasion sans surprise qu’une série d’interventions reprenaient les thèmes « intersectionnels » , de l’antiracisme politique, etc. auxquels je suis opposé. Mais face au danger des législatives à venir, je choisis de ne pas m’engager sur ce terrain – c’eût été se diviser pour pas grand chose à ce stade.
L’essentiel est que la député FI, A. Corbière annonça lors de cette réunion que vus les délais, il avait pris acte de l’annonce de la reconduction des sortants. Il avait donc entamé la campagne pour sa reconduction, en choisissant une jeune militante du PCF comme suppléante. Personne dans la salle n’émit la moindre objection, alors que nombre de participants allaient se rallier à la politique de division de Mélenchon 3 jours plus tard.
Le 13 eut donc lieu un meeting de lancement de la campagne d’A. Corbière, en présence des maires de Bagnolet et Montreuil, qui soutenaient sa candidature. Là encore, de nombreux cadres FI étaient présents. Par la grâce des consignes mélenchoniennes, ils allaient disparaître le lendemain. Aucun ne jugera utile de s’expliquer de cette volte-face.
C’est donc le 14 juin, par un mail envoyé en soirée qu’A. Corbière fut remercié par la direction FI. On ne peut que suivre le maire de Montreuil lorsqu’il dénonce des méthodes dignes d’une multinationale américaine, d’un patron de choc.
On sait que la procédure fut une farce. Il n’y a pas d’adhérents à la FI, et la commission à l’origine de la décision n’avait aucune légitimité. Ils n’ont même pas essayé d’impliquer le groupe parlementaire FI sous une forme ou une autre. Ça se passe comme ça chez Mélenchon...
Rapidement, une candidate alternative à Corbière fut désignée par l’appareil mélenchoniste, S. Ali Benali. A ce stade, les réseaux de Y. Brakni (Comité Adama) furent mobilisés. L’idée était évidemment de purger la FI montreuilloise de la moindre trace d’attachement à la FI des origines, attachée à la laïcité, à l’universalisme républicain, etc. Au-delà, il s’agissait pour Mélenchon de disposer d’un appareil à sa botte dans la perspective des présidentielles de 2027, et acceptant de le suivre dans toutes ses outrances.
On doit citer ce qu’écrit Y. Brakni, dans son bilan des législatives posté sur Facebook :
« Comme militant des quartiers populaires, les intentions réelles ou fantasmées de JLM ne m'intéressent pas. Simplement je constate le résultat: renouvellement des candidatures, qui représentent vraiment le département, sur une ligne antiraciste sans aucune ambiguïté » .
Dit autrement, Brakni se solidarisait des méthodes de l’appareil mélenchoniste, pourvu que la candidature Benali se fasse à ses conditions politiques.
Mais quelles sont ces conditions ?
Un confrère de Brakni au comité Adama, le philosophe Lagasnerie, vint à Montreuil le 23 juin à l’invitation de S. Ali Benali. Il présenta ces conceptions face à quelques dizaines de supporters.
Il faut savoir que ledit Lagasnerie avait déjà publié sur Internet un speech qui fait froid dans le dos, intitulé « l'absence de démocratie dans un parti est normal » . On sait donc à quoi s’attendre.
Pourtant, Lagasnerie a un cœur, qui fond lorsqu’on lui parle de Mélenchon :
« Contrairement aux caricatures qui sont souvent faites de lui, il y a quelque chose d’émouvant de voir comment Mélenchon est probablement, avec ceux qui l’entourent bien sûr, l’homme politique de gauche qui est aujourd’hui le plus sensible à cette question de la diversité du réel, de la pluralité des luttes, de la multiplicité des enjeux qui traversent la société et donc de la nécessité de porter des candidatures qui représentent le réel du pouvoir, et donc le réel de la résistance, dans sa diversité et sa spécificité »
Ce qui permet à Lagasnerie de prétendre que :
« la France Insoumise porte un renouvellement de la conception de la politique ».
Bref, ce coup de chapeau aux purgeurs vise à défendre les conceptions dites « post-modernes » , à combattre la tradition politique du mouvement ouvrier : faire converger les luttes diverses sur le terrain de l’opposition à l’économie de profit. Et la conséquence de cette « conception nouvelle » , c’est l’opposition
« (...) à la pratique de ceux qui ont un rapport trop généraliste à la politique, et donc un rapport abstrait et lointain aux urgences concrètes, et qui sont, pour cette raison, souvent prédisposés à adopter des comportements conformistes ou à recourir à un langage euphémisant ou donc déréalisant pour les désigner » .
Dit autrement, pas question de députés défendant un programme politique généralisateur, aboutissant nécessairement sous une forme ou une autre à la conquête du pouvoir politique. C’est à toute la conception du mouvement ouvrier depuis qu’il existe que s’opposent Lagasnerie et ceux qui le suivent. Une paille, donc…
Les conceptions post-modernistes véhiculées par cette gauche dite « intersectionnelle » , c’est aussi la remise en cause du socle du progressisme européen depuis le milieu du XIX° siècle. On sait en effet que le point de départ du marxisme est le rôle du prolétariat, identifié comme la force permettant de liquider l’économie de profit, le capitalisme. D’où la primauté de la question sociale.
Force est de constater que la pression postmoderniste a abouti à relativiser considérablement (pour le moins) ces conceptions. On a pu en prendre la mesure à Montreuil. Il suffit de regarder les interventions de S. Ali Benali pour voir que sa candidature a bien été menée sur la ligne « antiraciste sans ambiguïté » revendiquée par Brakni. Par contre, il a été fort peu été question dans ses interventions de thèmes tels que la défense de l’Enseignement dans le 93, de la (contre-)Réforme de l’Assurance chômage, des institutions de la V° République, etc.
On ne peut donc que suive Fr. Ruffin lorsqu’il affirmait qu’
« Il faut parler des salaires, des horaires, des découverts bancaires, du frigidaire, il faut parler de la question sociale. Ce n’est pas la gauche qui crée la crise. Mais elle ne permet pas d’offrir un débouché pour que les gens se disent “c’est là que ça se passe, c’est là qu’il y a de l’espérance, c’est là qu’on rallume la lumière dans le tunnel.” » (Le Monde 5.6.2024)
Ce qui visiblement heurte les sommets de la FI :
« Beaucoup, au sein du noyau mélenchoniste, se préparaient à attaquer Ruffin par ce biais, au motif qu’il persiste à vouloir exalter le commun plutôt que construire des digues » (Libération, 18.06.2024) .
De l’orientation, passons donc aux méthodes.
Le 17 juin, eut lieu un meeting parisien du Nouveau Front Populaire à Montreuil. A cette occasion, on put mesurer à quoi on allait avoir droit. Libération raconte :
« Lundi, à Montreuil, lors du premier meeting du Front populaire, un petit groupe a accueilli le député de la Somme en criant «Ruffin raciste» . Parmi eux, les militants Taha Bouhafs et Youcef Brakni, mais aussi Anis Marzougui, qui travaille au siège de LFI. Évincé en 2022 après des accusations de violences sexuelles, Taha Bouhafs, lui-même condamné en janvier pour injure raciste (...) reste très proche de plusieurs figures insoumises » .
Bref, rien que du beau monde… Le plus scandaleux est qu’aucune voix, et surtout pas celles de partisans de Benali ou de cadres de la FI, ne s’éleva contre ces méthodes honteuses.
En tout cas, après ces brillants débuts, Rima Hassan, pas encore discréditée, accepta le rôle de procureur décolonial :
« Rima Hassan (...) s’est chargée de porter les coups d’un mouvement qui a choisi d’habiller ses derniers règlements de comptes sous des couleurs antiracistes. Dénonçant le « poison distillé de la trahison » , l’eurodéputée a fait valoir qu’« il n’y a pas de gauche sans lutte antiraciste et décoloniale » . Un discours destiné à justifier, dans ce cas précis, l’exclusion de députés présentés comme des usurpateurs à la cause des classes populaires racisées » (Le Monde, 18.6).
Tout ceci n’empêcha pas des dirigeants FI comme Cl. Autain ou Fr. Ruffin d’affirmer leur soutien aux purgés. Idem pour les dirigeants des autres constituantes du NFP.
C’est donc à partir du 17 juin qu’apparut le thème de la trahison pour tenter de discréditer Corbière et les autres purgés.
La première salve vint de Shapira, un vieux dirigeant du Parti Ouvrier Indépendant, devenu la garde rapprochée de Mélenchon. Le POI tire ses ses racines de l’OCI, organisation qui regroupa plusieurs milliers de militants, avant de s’effondrer graduellement au rythme de purges qui commencèrent en 1984 (de nos jours en plein déclin, le POI compte quelques centaines de membres souvent vieillissants).
Ceci pour dire qu’au fil des années, ce Shapira a acquis une incontestable expertise en matière de purges et autres coups tordus.
Il fut donc chargé d’écrire un article, « François, Clémentine, Alexis et les autres » censé démontrer la « trahison » des protagonistes. En fait, tout ce qu’on peut lire, c’est que des dirigeants de gauche auraient dîné ensemble, à l’invitation d’un millionnaire, et échangé à propos d’un éventuel cadre unitaire pour les présidentielles, permettant de marginaliser Mélenchon.
Tout ceci ne vaut pas un pet de lapin. On peut bien sûr discuter de l’opportunité de telles rencontres. Mais en quoi de telles rencontres seraient des trahisons ? En fait cet article ne prouve rien, ne démontre rien !
C’est dans ces conditions que se déroula la campagne menant au premier tour. Celle de Corbière fut donc menée par une coalition de militants anciennement FI, du PCF, du PS, écologistes ou de simples citoyens [1]. Dit autrement : par un front uni des organisations ouvrières et de gauche de Montreuil et Bagnolet refusant plus ou moins consciemment les conceptions dites « intersectionnelles ».
C’est évidemment sur une autre logique que s’appuyait S. Ali Benali. En fait l’ensemble de sa campagne, basée sur « l’antiracisme » , dégageait une profonde hostilité envers les organisations ouvrières. Ainsi, selon Brakni
« Le rôle du PC est central car c'est un parti qui fonctionne sur des vieilles méthodes, conservateur qui passe par des petits arrangements locaux pour maintenir son influence ».
Dans le même ordre d’idées, on entendit souvent des dénonciations de Corbière comme appartenant à « la vieille gauche » , « molle » , etc. En fait, c’est la pratique unitaire du député de Montreuil vis-à-vis des autres forces ouvrières ou de gauche qui est dénoncée, son refus des outrances dont est coutumier Mélenchon et sa garde rapprochée. On a vu plus haut que pour les dirigeants du comité Adama, il importe de se distinguer des « comportements conformistes » ...
On l’aura compris : ce qui se jouait dans la circonscription c’est un affrontement à cette échelle entre le mouvement ouvrier et une coalition qui sous couvert d’antiracisme lui était profondément hostile.
Tout ceci ne signifie d’ailleurs pas qu’on doive partager le programme, antilibéral du candidat Corbière. Je reste pour ma part anticapitaliste. Simplement, face à une offensive aussi évidemment hostile au mouvement ouvrier, la question du programme devenait hors sujet.
En tous cas, le résultat du premier tour fut déjà un échec pour les mélenchonistes : 21 802 voix pour Corbière, 19 704 pour la candidate mélenchoniste.
On en aurait pu en rester là. Ce qui aurait notamment permis aux militants mobilisés d’aller aider dans les circonscriptions de gauche gagnables – il y en avait dans le Val-de-Marne voisin.
C’est probablement ce que ne voulaient pas Mélenchon et ses associés. Étendre la rébellion montreuilloise à d’autres circonscriptions – vous n’y pensez pas !
La campagne se poursuivit donc une semaine de plus, avec ses effets délétères, amplifiés par la venue sur les terrain de militants et d’élus FI censés aider nos concitoyens à « bien » voter. On vit même des militants soutenant Corbière se faire traiter de « racistes » , voire de « sionistes » .
Mais au final, Corbière sera élu avec 25 033 voix (57 % des exprimés). Quant à Benali, elle enregistre 18 759 suffrages (près de 43 % des exprimés). Le rejet de la division est net et clair.
Pourtant, faisant le bilan de ce vote, Brakni affirme :
« Les appels à faire barrage au "communautarisme", "l'indigénisme" ou encore "l'islamisme" ont largement tourné dans les milieux gentrifiés des deux villes. Ces arguments pour mobiliser les classes moyennes blanches sur des bases communautaristes du "Nous contre les Arabes" ont fonctionné en partie » .
Une partie au moins des électeurs d’A. Corbière seraient donc des racistes, adeptes du "Nous contre les Arabes"… Il est aussi pour le moins problématique de dénoncer ainsi « les classes moyennes blanches » . En fait, Brakni défend une politique de division de notre camp social, du monde du Travail, au lieu de travailler à la convergence de ces travailleurs, dans leur diversité, face à Macron et au RN.
Conseillons lui d’ailleurs de se poser la vraie question : comment se fait-il qu’entre le premier et le second tour, S. Ali Benali aie perdu près de 1 000 voix ?
Ce que nous disent les élections législatives de Montreuil, c’est qu’il faut revenir aux conceptions traditionnelles, fondatrices du mouvement ouvrier.
Les méthodes scandaleuses de Mélenchon et de ses alliés sont avant tout au service d’une politique de remise en cause des acquis du Socialisme. En ce sens, résister à ces méthodes est inséparable de la résistance à une offensive visant les acquis les plus élémentaires du mouvement ouvrier. Et il n’y aura pas de reconstruction du mouvement ouvrier sans cette clarification idéologique.
Cet article s’inscrit évidemment dans cet objectif.
13.7.2024
[1] Officiellement, le NPA soutenait aussi Corbière. Mais on ne peut que constater l’extrême discrétion dont firent preuve ses militants, à quelques exceptions près.
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