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Ukraine : clarifications indispensables

Les diverses discussions qui ont lieu autour de la question ukrainienne obligent aux précisions suivantes.

À propos de Maïdan

On peut lire sur Internet de nombreuses contributions présentant les évènement de Maïdan (fin nov. 2013) comme un coup d’État monté par les fascistes ukrainiens et l'impérialisme (surtout américain) qui aurait renversé le président « régulièrement élu » . Il faut répondre à ces fables, colportées par divers staliniens, mais émanant directement des services de Poutine.

Rappelons donc brièvement les faits.

Le président ukrainien Ianoukovitch devait signer le 28-29 novembre 2013 un accord d'association avec l'Union Européenne. Cet accord impliquait évidemment de se soumettre aux lois du marché impérialiste – on a vu en Grèce ce dont il s’agissait.

Face à cela, Poutine propose un accord visant à garder l’Ukraine sous orbite russe au sein de l’Union économique eurasiatique (Russie, Belarus, etc.). Ce plan était moins "douloureux" économiquement, pour permettre à Ianoukovitch de se rétracter face à l'UE. Le 21 novembre, Ianoukovitch suspend donc la signature de l'accord avec l'UE. La similitude avec le cas géorgien est évidente.

Pour les masses ukrainiennes, la signature de la proposition du Kremlin signifiait un avenir fait de la même misère que celle que subissent les travailleurs de Russie, plus la soumission à un régime de type fasciste. Pas besoin de thèses policières d’un pseudo-complot US pour comprendre qu’une telle perspective fasse descendre dans la rue. D’autant plus que, quoiqu’on en pense, l’intégration à l’UE d’un pays comme la Pologne a été tout sauf un échec :

« Il y a vingt ans, le produit intérieur brut (PIB) par habitant de la Pologne s’élevait à 48 % de la moyenne de l’UE (à parité de pouvoir d’achat). Il est aujourd’hui de 82 %, soit l’équivalent du Portugal. Le chômage atteignait 20 % ; il plafonne désormais à 2,9 %. Les quinze premières années, jusqu’à 2,5 millions de Polonais ont émigré, essentiellement vers le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Irlande. Depuis 2018, le flux s’est inversé, et le pays enregistre un net retour de sa population » (Le Monde, 20 mai 2024).

Tout ceci alimente évidemment les illusions envers l’impérialisme et ses institutions (UE, OTAN) dans un des pays les plus misérables d’Europe. On ne peut qu’en tenir compte.


Le 29/30 novembre, 10 000 personnes manifestent donc place Maïdan contre la volte-face de Ianoukovitch. Puis les manifestations enflent (jusqu'à 500 000 personnes), et le gouvernement envoie ses flics : il y aura plus de 100 morts.

Ces crimes précipitent la crise politique. Le Parlement ukrainien finit donc par voter la destitution de Ianoukovitch qui se réfugie chez Poutine (328 voix sur 450 au Parlement). Ultérieurement, Porochenko, qui affirmait soutenir Maïdan, sera élu président (54 % des voix) sans que quiconque ne parle d’élections truquées, à la Poutine.

Il n’y a donc jamais eu de coup d’État en Ukraine en 2014 contrairement aux fables (crypto-)staliniennes.

Pour autant, le Maïdan n’a bien sur jamais été une révolution, un mouvement où les masses cherchent à conquérir le pouvoir pour leur propre compte. En fait, coincées entre deux camps tout aussi réactionnaires, elles ont choisi le moins inconfortable.

Au final, là encore s’illustre la caractéristique des mouvements de masse de la fin du XX° et du début du XXI° siècle : les masses peuvent entrer en mouvement, il n’y a aucune « fin de l’Histoire » , mais elles se butent inévitablement à l’absence d’outil politique, de parti ouvrier leur permettant de résoudre à leur profit la question du pouvoir. Sans un tel outil elles ont même une extrême difficulté à exister en tant que facteur politique indépendant, à peser positivement. Et en Ukraine, la situation est particulièrement difficile, car encore plus qu'ailleurs, le stalinisme y a discrédité la notion même de mouvement ouvrier.

Et l’extrême-droite ?

Les mêmes staliniens dénoncent les « néo-nazis » ukrainiens (Pravy Sektor, Svoboda, etc.), cherchant à utiliser l’incontestable existence de ce courant pour assimiler les défenseurs du peuple ukrainien à des soutiens de l’extrême-droite.

Rappelons avant tout que si l’extrême-droite existe dans ce pays (comme dans tant d’autres), c’est largement en raison du bilan du stalinisme et de ses crimes. Ceci dit, il est indéniable que des fachos étaient présents à Maïdan, mais sans y avoir jamais eu la majorité. Et depuis, que représentent-ils vraiment ?

Aux législatives ukrainiennes de 2012, Svoboda représentait 10,45 % (2 129 000) des voix sur 30 millions d’électeurs. En 2014, après le Maïdan, les voix d’extrême-droite avaient diminué de moitié. Et en 2019, le même parti ne rassemblait plus que 315 000 voix… On constate donc que le vote d’extrême-droite en Ukraine est inférieur à ce qui existe en Allemagne, en France, etc.

La conclusion s’impose : les staliniens et leurs complices, parfois "trotskystes", utilisent un fantôme pour semer la confusion, pour discréditer la résistance ukrainienne au régime barbare du Kremlin. Il faut d'ailleurs rappeler qu'en 2022, Poutine prétendait "dénazifier" l'Ukraine - la convergence est évidente.

La question de la Crimée

Points de repère historiques

« ils seront astreints au régime de peuplement spécial, lequel s’apparente à un système paraconcentrationnaire qui prive les individus de leurs droits et leur assigne un foyer de résidence dont ils ne peuvent s’éloigner sous peine d’encourir plusieurs années de travaux forcés » .

Au final, 20 % des tatars périront durant ces années au bas mot – certains historiens parlent d’« ethnocide » (en quelques années, la Crimée perdra environ 300 000 habitants). Ultérieurement, le pouvoir stalinien conduira une politique de détatarisation de la Crimée – la RSSA fut abolie en mai 1945, et la colonisation russe de la péninsule fut fortement réactivée.

Depuis l’indépendance ukrainienne (1991)

La suite est plus connue. En 1991, l’URSS implose et le peu qui restait de la révolution de 1917 est liquidé (en premier lieu la propriété d’État). Dans ce processus, l’Ukraine devient indépendante, suite à un référendum où plus de 90 % des ukrainiens se sont prononcés en ce sens. A noter cependant qu’ils n’étaient que 54 % en Crimée, ce qui reflète le poids des colons russes dans la péninsule et à Sébastopol. Selon le recensement de 2001, les Criméens seraient russes à 58,5%, ukrainiens à 24,4% et tatars à 12,1% (les ordres de grandeur étaient les mêmes en 1991).

Suite à l’indépendance ukrainienne, en 1992, la Crimée devient donc un territoire autonome au sein de la république d’Ukraine – Sébastopol jouissant d’un statut spécifique (bail alloué à la Russie). Ultérieurement, le statut des populations russophones sera garanti. Quant aux tatars, la république ukrainienne leur alloue des droits spécifiques et une assemblée régionale. En clair, Kiev avait fait le choix de la pacification et de la coexistence.

Mais en 2014, les évènements du Maïdan aboutissent comme on l’a vu à la chute du protégé de Moscou, Ianoukovitch. Il devient évident que l’Ukraine ne restera dans le giron de Moscou que par le recours à la force. Dans ce contexte, Poutine viole la souveraineté ukrainienne et annexe la Crimée, en s’appuyant évidemment sur la population russophone (voire russe). Il faut savoir que de tous temps l’accès aux mers chaudes a été une obsession de l’État russe.

En tous cas, en septembre, un de ces référendums dont le Kremlin a le secret est organisé pour ratifier l’annexion. Des défenseurs du Kremlin y voient « des votes parfaitement réguliers » . C’est évidemment une fable qui ne peut que rappeler celles des « amis de Moscou » des années 30. En fait, le proposition russe a été gagnée à 96 % - un tel résultat a de tous temps été l’indice infaillible d’élections truquées.

Il existe en fait d’innombrables témoignages de ce que fut ce référendum. Citons celui du politologue C. Bret,, qui pointe « la constitution du corps électoral » , qui avait subi des « soustractions très importantes » en étant émaillée « par des fuites, des arrestations, ou par des obstructions administratives » - ukrainiens et tatars furent donc massivement interdits de vote. On parle aussi d’électeurs, toujours ukrainiens ou tatars, obligés de voter à la pointe du fusil… Au-delà, il y avait l’atmosphère de menaces que faisaient régner les troupes de Poutine et qui interdisent de parler d’élections régulières. Enfin, bien sûr, lors de ce vote, il n’y eut pas d’observateurs crédibles.

Au final, comme on s’en doute, depuis 2014, c’est la chape de plomb poutinienne qui s’est abattue sur la péninsule. Il semble exister malgré tout une faible résistance tatare qui agirait comme supplétive de l’armée ukrainienne.

Le Conseil de l’Europe, dans un rapport de 2021, évoque « homicides, disparitions forcées, actes de torture » , etc. Évidemment, les staliniens et leurs porteurs d’eau dénonceront de la « propagande impérialiste » - à chacun de se faire son opinion.

Pour l’internationalisme, en soutien au peuple ukrainien

Depuis 2022, toute une frange de la gauche française s’est située en soutien de fait au régime de Poutine, ce qui ne peut que discréditer le mouvement ouvrier dans les pays confrontés à la menace de l’impérialisme russe et même au-delà.

Ce fut d’abord l’invention du concept de guerre inter-impérialiste « par procuration » . En Ukraine, les deux camps impérialistes, l’occidental et le sino-russe, s’affronteraient et le camp ukrainien ne serait que la marionnette des américains et leurs alliés, de l’OTAN.

Tout ceci ne résiste pas à l’examen. La difficulté que rencontrent les ukrainiens à disposer d’armements à la hauteur de ceux dont dispose l’armée russe, l’impossibilité d’attaquer le territoire russe alors que l’Ukraine est quotidiennement l’objet de campagnes de terreur témoignent de la répugnance des impérialismes occidentaux à aider réellement l’Ukraine. Il sont d’ailleurs à la recherche d’un accord avec Moscou qui ne pourra se faire que sur le dos des ukrainiens.

Mais le fait de caractériser la guerre en cours comme « inter-impérialiste » permettait de refuser tout soutien au peuple ukrainien. L’objectif est de privilégier la dénonciation de l’OTAN par rapport à la défense des ukrainiens, un peuple opprimé par Moscou depuis des siècles (c’est en ce sens qu’on est en droit de parler de campisme : on privilégie la logique des affrontements entre camps impérialistes par rapport aux mouvements des peuples pour leur libération).

Dans les faits, tout ceci aboutit à relayer la propagande de Poutine. Ainsi, nos soit-disant pacifistes mènent campagne contre tout envoi d’armements à l’Ukraine, ce qui revient à « revendiquer » que soit maintenu l’avantage militaire dont dispose le Kremlin face à l’Ukraine.

Je partage rarement les options de la « Tendance Claire » . La meilleure conclusion qu’on puisse cependant faire est de citer un texte récent où ils décrivent fort bien ce que doit être un authentique internationalisme :

« Se battre contre notre propre impérialisme signifie d’abord s’organiser ici pour apporter notre soutien (...) aux guerres de libération que mènent les peuples opprimés. Parfois, ces processus ou ces guerres reçoivent le soutien des puissances impérialistes dominantes ou celui des puissances impérialistes secondaires, en fonction de leurs intérêts propres. Notre orientation ne doit pas être de soutenir les puissances impérialistes secondaires au motif que leur succès serait un recul de celle des puissances impérialistes dominantes. Au contraire, il s’agit de conserver une indépendance de classe, qui tranche contre les intérêts régionaux et nationaux. Dès lors, on se doit de considérer d’abord ce qui est nécessaire pour les processus révolutionnaires ou les guerres de libération, y compris en termes de moyens militaires. Cependant, cela ne signifie pas un soutien politique au camp impérialiste donné » .

En pratique, concernant l’Ukraine, cela signifie défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine et exiger le retrait des troupes du Kremlin. Concernant la Crimée, la solution réside sans doute dans le retour à un statut voisin de celui mis en place par l’URSS léniniste, un territoire autonome où les droits des tatars sont garantis.

C’est aussi reconnaître le droit de l'Ukraine à rejoindre les organisations internationales qu’elle veut, comme tout pays souverain. Étant entendu que les anticapitalistes présents dans le pays ne sauraient défendre une adhésion à l’OTAN et l’Union Européenne, institutions impérialistes.

C’est uniquement sur une telle orientation, répondant aux aspirations des peuples menacés par le Kremlin, qu’on pourra contribuer à faire renaître à l’Est de l’Europe un authentique mouvement ouvrier, dont l’absence pèse si lourdement actuellement.

Le 24/12/24


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